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Corps, Coeur, Esprit : une approche tridimensionnelle de la personne dans les soins et dans l’accompagnement

Une réflexion d’Anne-Gaëlle Baudot, formatrice au CEFEM

 

Le métier de soignant, comme les métiers de la relation d’aide, nous met face à ce que la vie a de plus beau mais aussi de plus confrontant sur le plan humain : la maladie, la vieillesse, la perte d’autonomie, les troubles cognitifs, la fin de vie, la mort. Chacun peut éprouver une véritable souffrance morale devant un corps abimé, devant la solitude et l’angoisse des personnes fragilisées par la maladie, par une situation de handicap, par le grand âge ou encore devant ce que vivent les familles de ces personnes. Plus que dans tout autre métier, nous sommes confrontés à nos propres peurs, à nos émotions en résonance avec celles de l’autre et à la question du sens.

Face à ces réalités, je me considère comme étant moi-même mon propre outil. L’approche globale de la personne : physique, psychologique, sociale, spirituelle s’applique donc aussi à moi en tant que professionnel(le) de la relation d’aide. Afin de ne pas porter des cuirasses en vue de me protéger ou d’éviter d’agir systématiquement selon les automatismes de survie (réactivité, fuite, figement), l’enjeu serait de trouver« la juste distance », comme nous avons coutume de le dire, mais peut-être aussi de trouver le juste « rapprochement professionnel » (1), ou encore, le juste rapprochement humain.

Si mes mécanismes de protection me permettent de rester dans l’action et d’être efficace un temps, à moyen terme, ils me font aussi perdre la conscience de moi-même et peuvent me mener à l’épuisement professionnel. Il est donc fondamental que je me donne des temps d’arrêt pour investir des espaces où je peux me mettre à l’écoute de mon ressenti et où les difficultés rencontrées peuvent être approchées dans la confiance et la sécurité.

Les réunions, les formations, les supervisions où les questionnements peuvent être abordés et les émotions nommées et entendues sont des espaces extérieurs à moi qui ont toute leur importance. En parallèle, créer de l’espace en moi est primordial. Tourner mon regard vers l’intérieur à l’écoute de mon propre corps et de mes ressentis est une démarche d’acceptation inconditionnelle de ma personne qui initie le « prendre soin de soi » ou le prendre soin de la relation à Soi. Il s’agit donc essentiellement de renforcer et de développer ma bienveillance vis-à-vis de moi et mon attention à ce que je vis. La présence à soi se présente comme un espace délimité capable d’accueillir et de contenir mes « e-motions » tantôt envahissantes, tantôt enfuies. Cet espace peut être considéré comme l’espace du coeur ou de l’Être au sein duquel ces mouvements que sont les émotions vont alors pouvoir circuler sans que je m’y identifie. De la sorte, elles peuvent m’informer sur mes besoins et m’enseigner sur moi-même.

C’est aussi parce que j’accède à l’espace de l’Être en moi que je vais pouvoir entrer en relation avec l’Autre de façon plus attentive ou plus consciente. Le coeur représente cet espace intérieur de présence à Soi, de présence à l’Autre et de présence à mon humanité.

Dans certaines approches de la communication ou approches psycho-corporelles, les émotions sont symbolisées par le coeur dans le corps humain. Dans ma perspective, le coeur est à distinguer des émotions. La dimension du coeur constitue plutôt notre outil principal de gestion des émotions ! En activant notre système endocrinien notamment, les émotions mobilisent tout le corps et non pas exclusivement la zone du coeur. La colère, par exemple, va se manifester à travers les mâchoires crispées, les sourcils qui froncent, la respiration qui s’accélère, les poings qui se tendent, etc…

En deçà du mental et des émotions, le coeur représente donc ce champ d’accueil de ce qui me traverse au moment présent. Il représente aussi l’espace de ma conscience d’Être, « Je suis ». Cet espace me relie à toutes les formes du Vivant. Il comprend aussi les « qualités d’être » ou les valeurs du coeur qui sont universelles : acceptation inconditionnelle, compassion, amour, gratitude, pardon, …  Cet espace en moi me ramène à ce qui fonde mon identité. Il me fait également toucher à mes aspirations profondes. En ce sens, en me connectant à mon Etre (ou à la dimension du coeur), je peux (re)donner du sens à ma pratique.

 

Il est indispensable que j’aie suffisamment développé mon ancrage pour donner une assise à mon coeur ou à mon espace intérieur d’acceptation inconditionnelle. Le bassin, centre du corps, représente donc ce socle sur lequel je peux m’appuyer telle une terre immuable. Une conscience corporelle forte va accroitre ma stabilité intérieure face aux émotions. En habitant mon corps et en m’ajustant à son rythme lent, j’offre aussi un support sécurisant à la personne fragilisée que j’approche et que j’accompagne.

Comment est-ce que je me sens dans mon corps alors que j’approche le corps de l’autre en vue de le soigner ou de l’accompagner ? Ai-je conscience de ma respiration ?

Mon ancrage requiert donc d’être approfondi et renforcé chaque jour en tant que support de ma présence. Pour ce faire, le contact avec la terre ou avec la nature, les exercices de respiration abdominale, de pleine conscience ou d’autres issus des arts martiaux sont notamment des outils précieux. La dimension du corps est également celle des actes que je pose. Ceux-ci peuvent, ou non, être en adéquation avec les valeurs de mon être.

 

 

La dimension de l’esprit renvoie au Souffle qui anime tout le corps. Il s’agit de la vision qui m’oriente et m’inspire. Je distingue cette dimension du mental inférieur relatif aux jugements, aux interprétations et au petit moteur de mental qui, bien souvent, me coupe de moi-même, de ma présence ou de ma dimension d’Etre. A l’inverse, le mental supérieur, relatif à l’esprit, renvoie notamment à la capacité de discernement que je peux atteindre dans l’état de cohérence cardiaque c-à-d lorsque mes pensées et mes émotions diminuent et s’apaisent dans l’espace du coeur ou de ma conscience d’être. La dimension de l’esprit est, pour moi, la vision intérieure que je peux développer et qui me donne une direction. Cette vision va m’amener à poser des choix conscients pour répondre à ce qui fait sens pour moi dans une situation donnée. Plus largement, c’est le sens que je donne à mon existence et, selon ce sens, les actes que je vais choisir de poser ou la façon dont je vais choisir de les poser dans le cadre de ma fonction et de mes attributions.

 

Dans les soins ou la relation d’aide, si je peux poser un acte professionnel avec l’intention d’être efficace, mon intention peut aussi prendre sa source dans la dimension du coeur ou de l’Etre. Je vise alors à instaurer une relation authentique avec le patient, le résident ou le bénéficiaire. Je tends à exprimer mon respect, ma bienveillance et ma présence par le biais du regard, de la parole et du toucher. La dimension de l’Esprit alignée à celles du coeur et du corps, c’est la direction dans laquelle je choisis de m’engager en vue d’accomplir les aspirations de mon Etre. Ce sont les intentions qui m’animent selon mes valeurs, valeurs que je vise à réaliser, à travers mon corps, dans les actes et la matière.

Dans le cadre de formations, je suis souvent touchée de rencontrer des soignants, des éducateurs ou des aides familiales notamment qui tout naturellement intègrent les valeurs du coeur dans leurs tâches relevant du quotidien à domicile ou en institution. Souffrant souvent d’un manque de temps et d’un cadre de travail de plus en plus technicisé, ces professionnels visent pourtant à garder leur bon sens. Certains font le choix de travailler de nuit ou mettent en place des stratégies dans le cadre de leur travail afin de privilégier une qualité relationnelle avec les personnes soignées ou accompagnées.

Je pense, par exemple, à une aide en soignante au sein d’un centre de revalidation. Après chaque mise au lit le soir, elle refait le contour du corps de chaque patient avec des mouvements lents et bordant en vue de leur apporter un bien-être avant qu’ils ne s’endorment. Ce rituel qui n’exige pas beaucoup de temps est un des garants de l’humanité qu’elle tend à maintenir dans son métier malgré la charge de travail.

 

Les trois dimensions « corps, coeur, esprit » sont donc reliées dans un processus dynamique et créatif. Aussi, mon échelle de valeurs n’est pas arrêtée. Un évènement heureux ou marquant, une épreuve de vie (perte, maladie, burn out, ..) peuvent modifier ou même faire s’effondrer mon échelle de valeurs. Je peux aussi la reconstruire selon de nouvelles perspectives ou selon les enseignements que j’ai tirés des situations vécues. En ce sens, ma conscience et ma vision évoluent. En conséquence, je peux prendre de nouveaux engagements, modifier mes attitudes, renforcer mon attention ou poser de nouveaux actes en vue, idéalement, d’atteindre à toujours plus d’intégrité et de cohérence avec les valeurs de mon Etre.

Quelles sont mes intentions ou mon état d’esprit au moment présent ? A l’écoute de mon état d’être aujourd’hui, quelles sont mes aspirations ? Selon mes valeurs, comment est-ce que je choisis d’entrer en relation avant de poser un acte professionnel ? Dans la rencontre, qu’est-ce que je donne à ressentir à l’autre, selon ce qui m’anime et ce qui émane de ma personne ?

 

En tant que professionnel(le) ou accompagnant(e) et quelle que soit ma fonction, je peux choisir de déployer ma présence dans l’espace/temps de la rencontre, même si le temps qui m’est imparti est restreint. A tout moment, je peux choisir de passer de l’état de tension (action/réaction), qui me coupe de moi-même et de l’autre, à l’état d’ouverture, d’acceptation et d’accueil. Cet état de réceptivité me fait toucher à la source de ma vitalité. Plutôt que d’approcher l’autre en tant que patient, que soigné, que résident, qu’objet d’expérience pour une nouvelle ligne de traitement, etc …  je peux l’approcher en tant que sujet, en tant que personne dans son altérité. En initiant un espace de présence sécurisant, je deviens aussi une occasion pour la personne d’éveiller son propre élan vital ou encore de renouer avec sa dignité intrinsèque et la conscience de sa valeur. La confiance s’installe et un champ d’énergie bénéfique se crée. Mes émotions, mes peurs ou mes appréhensions, comme celles de l’autre, peuvent circuler au sein de cet espace d’attention partagé jusqu’à parfois être dépassées. Un sentiment d’unité, de communication d’être à être ou un sentiment de lien avec l’essentiel peuvent alors parfois se vivre. Dans l’espace de la distance intime propre aux soins, lors d’une toilette, par exemple, ce sont aussi les souffles qui peuvent dans ces moments se synchroniser. Cette expérience est celle du soin relationnel, voire du soin spirituel qui peuvent entourer tout acte technique.

Je peux prendre l’exemple de situations vécues et de nombreux témoignages d’intervenants qui travaillent directement avec des personnes souffrant de démence. En étant approchées avec attention, considération et respect, il est étonnant de constater à quel point celles-ci peuvent s’apaiser et s’ouvrir. Une autre forme de communication plus subtile peut s’instaurer avec ces personnes. Aude Zeller, qui a accompagné sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, l’exprime de façon très juste « si elles perdent la tête, elles ne perdent jamais le coeur ! » (2).

 

C’est parce que je développe ma verticalité « corps, coeur, esprit » et l’espace creux de mon intériorité, où la Vie peut circuler tel un flux, que je me donne les moyens d’approcher avec toujours plus de délicatesse et d’attention la personne que j’accompagne. La spiritualité est entendue ici comme une expérience de reliance à Soi et à l’Autre dans une commune humanité. Il ne s’agit pas de théories, de croyances ou de religion. A mon sens, dans les soins et l’accompagnement, la spiritualité concerne tout un chacun. Elle transcende les catégories, les hiérarchies et toutes les formes auxquelles ma personnalité s’attache et s’identifie, dont ma fonction. Il est question d’invisible d’expérience intime et de ressenti. « Le spirituel n’est pas tant de l’ordre du savoir que celui de l’expérience; il n’est pas tant de l’ordre de la croyance que de celui de la confiance » (3).

Transversal, le spirituel traverse aussi les dimensions physique, psychologique et sociale de l’approche globale de la personne. Il relève du champ de la Présence qui interpénètre, nourrit et dépasse la relation interpersonnelle à travers l’acte professionnel. Dans cette perspective, la spiritualité dans les actes du quotidien ou dans les actes professionnels, c’est donner de Soi ou être véritablement là avec Soi, avec l’Autre, avec l’instant. C’est donc se relier à l’intensité de la Vie, à ce qui la fonde et à une transcendance.

Cela requiert que je pose chaque jour le choix d’habiter mon corps et d’avoir le coeur large c-à-d un coeur capable de tout contenir de ma réalité humaine aussi difficile ou aussi cruelle soit-elle parfois, un coeur capable de contenir la souffrance de l’Autre, capable de contenir et soutenir mes émotions, mes révoltes, mes espoirs, mes doutes comme ceux de l’Autre.

 

Plus que jamais à l’heure d’aujourd’hui, l’élargissement du champ d’appréhension de la réalité humaine dans l’enseignement et la formation des métiers de la relation d’aide est un enjeu fondamental. Il s’agit de donner les moyens à chacun de s’approprier des outils de gestion de nos différents mouvements intérieurs. Où en suis-je personnellement par rapport à ces réalités que sont l’incertitude, la solitude et la finitude (3) ? Où en suis-je par rapport à mes désirs de toute puissance et de contrôle ou par rapport à mes attentes dans une relation ? Comment traiter et gérer mes émotions, mes ressentis exacerbés dans l’espace des soins à la personne et de l’accompagnement ? Comment est-ce que j’investis cet espace ? De quelle façon j’y prends ma place ? Quelle place je donne à l’autre ? Quel est mon rapport à mon propre corps et au toucher ? Ai-je conscience de ce que je transmets par mon toucher selon mes intentions ? etc.

Au fur et à mesure d’un cheminement personnel et professionnel, dans un contexte sociétal de plus en plus incertain et face à des réalités institutionnelles de plus en plus difficiles et exigeantes, la formation continue, accessible à tous, a tout son sens. Elle offre effectivement des temps d’arrêt et des espaces pour prendre du recul par rapport à son vécu et à sa pratique, pour ré-aborder l’humain dans sa complexité et son mystère, pour mieux se connaitre, pour se ressourcer et pour raviver sa flamme intérieure.

 

  • Juliens C, Le corps intime, la formation corporelle des soignants, Seli Arslan, Broché, 2017.
  • Zeller Aude, A l’épreuve de la vieillesse, Desclée de Brouwer, Paris, 2003.
  • Châtel Tanguy, Vivants jusqu’à la mort: Accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie, Albin Michel, 2013.
  • Longneaux J-M, Finitude, solitude, incertitude : philosophie du deuil, PUF, 2020.