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Une histoire de distanciation

Une opinion d’Olivier Bernard, formateur au CEFEM

 

« Notre obsession pour le coronavirus est-elle une hystérie de masse ? Il est prématuré de poser ce diagnostic. » titrait un journaliste de Radio 1 le 4 mars 2020[1].

Petit retour en arrière :
Le 8 juin 1999, en Belgique, dans une école de Bornem, l’absorption par des élèves de boissons rafraîchissantes de la Compagnie Coca-Cola fit éclater une vague de plaintes et troubles de santé (vomissements, vertiges, fièvre …) qui toucha quelques centaines de personnes. Le 16 juin, après avoir reçu les premiers résultats des analyses toxicologiques réalisées, l’Inspection des Denrées Alimentaires et le Ministère de la Santé Publique chargèrent le Conseil Supérieur d’Hygiène d’émettre un avis sur ces résultats ainsi que sur l’ensemble de l’incident.
Les toxicologues conclurent qu’il ne s’agissait pas d’une intoxication en tant que telle, puisqu’aucun toxique n’avait pu être retrouvé dans les échantillons testés.
Suite à la couverture médiatique intense – au moment de la crise de la dioxine et de l’inquiétude générale sur la qualité de nos aliments – les plaintes se propagèrent parmi l’ensemble de la population comme une trainée de poudre. L’incident dans sa globalité présenta toutes les caractéristiques du phénomène de « mass sociogenic illness » (MSI).
Dans le cas d’une MSI, le traitement est simple. Il faut veiller à ce que la population soit rassurée sans surmédicaliser l’ensemble du problème. Il ne s’agit pas d’une tâche aisée. De surplus, elle n’est pas toujours bien accueillie ni par la société qui laisse entendre des reproches de vouloir étouffer l’affaire, ni par les patients qui éprouvent de réels problèmes. De plus, les médecins s’estiment dupés par les termes « sociogenic » ou « psychogenic ».

Enfin, il est caractéristique pour la MSI qu’un certain nombre de patients restent longtemps malades : « If you have to prove you are ill, you can’t get well » (Wessely, 2000).

Si le « MSI » est un diagnostic appartenant à la sphère psychiatrique, l’incident de Bornem fut expliqué en termes  sociologiques par le phénomène de panique morale.
Selon Stanley Cohen (1972), une « panique morale » survient lorsqu’ « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société »[2].

Le sociologue ajoutait également qu’on reconnaisse dans toute « panique morale » deux acteurs majeurs :

– les « chefs moraux »

– les « boucs-émissaires »

Les « paniques morales » sont souvent liées à des polémiques, et sont généralement nourries par une couverture médiatique intense. L’hystérie collective peut être une composante de ces mouvements.

L’un des aspects les plus marquants des paniques morales est leur capacité à s’auto-entretenir. La médiatisation d’une panique tendant à légitimer celle-ci et à faire apparaître le problème (parfois illusoire) comme bien réel et plus important qu’il n’est. La médiatisation de la panique engendrant alors un accroissement de la panique.

 

Il existe plusieurs similitudes entre les deux concepts, notamment l’influence des médias dans le déclenchement d’une anxiété collective, l’état mental vulnérable dans lequel se trouvent les personnes les plus susceptibles, la présence d’un stress intense qui se transmet par «contagion» au sein d’un groupe, ainsi que la durée de l’épisode qui est reliée à la couverture médiatique et qui s’estompe avec l’affaiblissement de celle-ci.

 

La crise du coronavirus que nous vivons semble être aggravée en partie par ces deux phénomènes, même si dans le cas présent et contrairement à l’incident de Bornem, le virus est bien réel.

 

Le gigantesque emballement des sphères médiatiques (réseaux sociaux inclus) a plus que probablement des conséquences délétères sur notre santé physique, notre immunité et notre santé psychique. Les urgences psychiatriques ont ainsi augmenté de 30 à 40% depuis 6 mois. Les personnes âgées que nous voulons protéger ont souffert et souffrent encore de cette anxiété collective et de ses corollaires comme l’isolement et l’incompréhension. Il ne s’agirait pas que les mesures prises pour les protéger ne créent plus de torts que de bénéfices. « Primum non nocere » nous apprend-on sur les bancs des écoles de soignant.e.s.

 

Dans son dernier livre « Humanité. Une histoire optimiste », Rutger Bregman rappelle que pour les médias, « good news is no news ». Et si nous sommes si sensibles à la dimension négative des informations dont on nous abreuve, c’est par le biais cognitif de négativité. Nous ressassons plus volontiers ce qui ne va pas. L’autre biais cognitif, l’heuristique de disponibilité, entraîne  que si nous pouvons facilement nous représenter une chose, nous avons l’impression qu’elle se produit plus souvent.

Ainsi, alors que l’aviation civile n’a jamais été aussi sûre, la couverture médiatique des rares accidents n’a jamais été aussi intense. Et les gens souffrant d’aérophobie n’ont jamais été aussi nombreux. Ceci explique que nous associons la Covid-19 à une maladie mortelle qui se termine par une intubation en réanimation. Alors que dans la majorité des cas, il s’agit d’un syndrôme grippal beaucoup plus banal. Et que les personnes touchées imaginent le pire, embouteillant l’accès aux médecins. Alors que la mortalité de ce virus n’atteint actuellement pas les proportions de la première vague et que l’âge moyen des décès est équivalent à notre espérance de vie moyenne.

L’autre épouvantail est la saturation de nos hôpitaux. Depuis 2010, les coupes budgétaires et le manque d’effectifs sont croissants en milieu hospitalier. Et la pénurie de personnels’accroît depuis l’an dernier. Les 700 nouvelles recrues qui auraient dû finir leurs études sont restées dans les auditoires avec l’allongement des études d’infirmier.e.s de 3 à 4 ans. Et avec la dévalorisation de la profession, il y a une chute spectaculaire des inscriptions en première année.
C’est ainsi que chaque automne, un certain nombre d’hôpitaux approchent de la saturation qui perdure jusqu’à l’arrivée des beaux jours. Le burnout parmi le personnel y est endémique. En 2019, certains services hospitaliers dénombraient un quart de leur effectif en congé de maladie. Et la catastrophe était annoncée…avant l’arrivée du coronavirus.

 

Au CEFEM, il est dans notre ADN de prendre soin des soignant.es. Et nous ne pouvons que regretter le battage médiatique qui accroit encore la pression que leurs épaules supportent.
Alors confinement ou distanciation, oui, mais d’abord médiatique.

[1]https://radio1.be/de-massahysterie-rond-coca-cola-hoe-zat-dat-weer

[2]Cohen, Stanley, Folk devils and moral panics, London: Mac Gibbon and Kee, 1972. (ISBN 0-415-26712-9) p. 9