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2002-2022 – les trois lois encadrant la fin de vie ont 20 ans – Il était une fois, la culture palliative…

Une histoire d’Anne Ducamp, psychologue et formatrice au CEFEM
Il y a 20 ans, en 2002, après des années de préparation et réflexion autour de la question de la fin de vie, la Belgique votait trois lois essentielles. A relire les préludes historiques qui ont amené à ces lois, force est de constater qu’ils s’inscrivent profondément au sein de notre rapport conflictuel à la mort et plus particulièrement au sein de la relation au malade en fin de vie. En guise de préambule, j’épinglerai pour chacune de ces lois, quelques points qui me semblent essentiels et qui ont à voir avec ce que j’appellerai l’esprit de la Loi.[1]

            La Loi relative à l’Euthanasie[2]: en ce qu’elle a touché à la limite de «l’interdit de meurtre». Elle a suscité bien des remous, résistances et réticences. Elle, permet à un malade, sous certaines conditions clairement établies, de demander à son médecin de mettre un terme à sa vie par un acte médical.[3]Autrement dit, cette loi est une loi de dépénalisation de l’acte de «donner» la mort. Elle protège ainsi le médecin de toutes poursuites pénales.

            La Loi relative aux Soins Palliatifs confirme le droit de tout être humain à bénéficier d’une prise en compte globale de tous ses besoins en fin de vie par la prise en compte de la douleur et du confort, un accompagnement et des soins de qualité. Elle fixe également le cadre, c’est-à-dire les conditions et le contexte dans lequel s’inscrivent les aides que la société propose lorsque la mort se profile à l’horizon de notre vie.

            La Loi relative aux Droits du Patient confère au patient, comme son nom l’indique, des droits concernant sa santé et les traitements médicaux proposés. Elle définit en quelque sorte les droits et devoirs de chacun. Du côté du patient, je soulignerai le droit aux informations médicales le concernant mais aussi celui de n’en rien vouloir savoir. Enfin, le droit au refus d’un traitement quelqu’il soit.

 

Ces trois lois ont d’une part osé aborder la fin de la vie et la mort et d’autre part concrétisé un changement de paradigme quant à la relation médecin (et par extension les soignants) et malade. Cette relation, par nature asymétrique, a longtemps été teintée de paternalisme. D’un côté le savoir médical, de l’autre un malade, patient, presque muet en demande d’être soigné pour être guéri ou tout au moins soulagé. Fin des années soixante, début des années 70, l’émergence de la culture palliative a fait bouger les lignes en rendant la parole au patient en fin de vie.

C’est l’histoire que j’aimerais vous conter.

 

Il était une fois, la culture palliative…

 

            Il y a près d’un siècle, la folie de la guerre s’était propagée du nord au sud, d’est en ouest, ravageant et dévastant tout sur son passage. Il avait fallu toute l’ingéniosité et la créativité pour accomplir le pire. La mort et la souffrance étaient partout. Lorsque la paix revint, l’horreur avait été telle que pour l’oublier, beaucoup détournèrent leur regard et se mirent à vivre, vivre, le plus intensément possible. Alors, toutes les avancées scientifiques et techniques de la guerre permirent l’émergence d’un monde nouveau. Une société de ‘consommation’ dans laquelle chacun trouverait le bonheur. On a appelé ces années là, «Les Trente Glorieuses». Et c’était bien.

            La vie explosait. Personne ne voulait plus ni de la souffrance, ni de la mort. Et la médecine qui, elle aussi, avait tant appris de la guerre, l’entendit. Pharmacopée et traitements nouveaux traquèrent la maladie jusqu’au coeur des cellules. Chaque partie du corps trouva son médecin spécialiste. Des hôpitaux de plus en plus performants croissaient et se multipliaient. On y naissait, on y combattait la maladie, on y guérissait. Des défis furent lancés à la mort et à force d’être harcelée sans répit, elle battit en retraite. Il se racontait quelque fois qu’on y mourait encore mais comme on ne voyait plus les mourants mourir on en parlait peu. Et c’était bien.

            Mais, peu à peu, des médecins gonflés de savoir et de pouvoir se prirent à imaginer qu’ils pouvaient guérir de tout, même de la mort. Et le peuple, qui voulait tant y croire se mit à les croire jour après jour. Et pour eux tous, c’était bien.

            Et puis quelqu’un ou quelqu’une se mit à dire que ce n’était pas toujours bien.

Je me souviens que cela a commencé quand ces médecins, si ‘sachant’ en perdirent l’audition. Ne résonnaient plus dans les couloirs des hôpitaux que l’écho de discours remplis de vérités scientifiques, de résultats scientifiques, de technologies et de traitements scientifiques. Tout ceux qui travaillaient avec eux en furent touchés. Et nombreux ceux qui furent contaminés. Les patients, fragilisés, vulnérables, la peur au ventre firent silence à leur tour pour être rassurés. En bons petits soldats. Comme si assurer au maître qu’il avait raison était rassurant. De temps à autre quelques ‘dire’ s’échappaient des salles d’attentes combles et des lits occupés, mais si ténus, si ténus. Ils murmuraient: «Alors on est déshabillé de ses propres mots et on s’abandonne à la machine sourde et impeccable qui traite le corps … On est un corps à la merci …On est exempté de décision, mis à l’abri, neutralisé. Parfois ça protège même de l’envie de guérir»[4]. Mais ils furent emportés par le vent. Comme si le bruit était là pour que tout fasse silence.

Il arrivait aussi qu’à force de vouloir gagner à tout prix, ce qui se voulait thérapeutique devienne acharnement. Certains malades à bout de force de souffrance et de larmes, rendaient les armes. Les médecins se détournaient alors, dans un revers de cape, de celui, celle qui décidément, s’évertuait, on ne sait pourquoi, à ne pas guérir. Ils clamaient:«La médecine ne peut plus rien faire pour vous». Et il, elle, restait là, promis à la mort après avoir fait échouer la médecine. Abrutis de douleur, abandonnés par la médecine, il et elle, mouraient seuls.

            Une telle détresse percuta « l’humanité » au coeur de ceux qui en furent témoins. Ils s’en trouvèrent ébranlés, leur coeur si chaviré qu’il fallait parler, dire, hurler. Leur cri enfla tellement que le vent s’en empara et porta leur parole partout à l’hôpital, dans les chaumières et sur les places publiques de chaque ville et village. L’une disait: «L’hôpital veut soigner, organiser les soins, méthodiquement, efficacement; et la peur, c’est que les corps se mettent à interroger, à prendre du temps, par leurs questions, à demander autre chose que des soins. on verrait ainsi qu’ils sont différents les uns des autres; atteints du même symptôme peut-être mais uniques dans leur histoire et dans leurs mots; donc impossibles à réglementer. Et respectables… A la question, au cri, l’hôpital se fait sourd et greffe sur le corps un langage codé, équivalent pour tous, de la neutralité beige des murs.»[5]

Une autre alors raillait cette outrecuidance des hommes qui depuis toujours défient la mort. Ils savent et ne veulent rien savoir. Ils se rêvent immortels. Ils oublient que « l’histoire n’est pas nouvelle, bien au contraire, elle est vieille comme notre humanité, l’homme vit…et meurt; accessoirement, il peut être malade, mais toujours il meurt. Voilà son destin»[6]

Une autre encore, celle d’Antigone, je crois….  « Je ne connais rien d’autre que vivre »[7]. A raison. La mort? Nous ne la connaissons pas ou si peu. Ou alors celle des autres, mais la nôtre? Elle est cet « impensable », ce gouffre sans fond qu’à défaut de pouvoir penser nous pouvons à peine côtoyer. Vivre sans mourir n’est pas vie humaine. Mais tant que je vis je ne suis pas mort. Et cette réalité là, c’est mieux que l’abîme. Quant au malade en fin de vie, ne croyons pas qu’il en sache plus que nous. Seules peut-être les défaillances du corps peuvent-elles lui en balbutier quelque chose.

De partout des gens affluèrent, soignants, médecins, familles, et d’autres comme vous et moi. Ils disaient: «Que pouvons nous faire?» Alors ils se parlèrent, écoutèrent, se rencontrèrent. L’un disait: «Si nous ne pouvons éradiquer la mort, ‘faisons’ avec elle!» Un autre ajouta « Nous sommes malades de notre impuissance. Nous détournons notre regard. Nous n’entendons plus rien. Nous retenons jusqu’à l’esquisse du moindre geste. Nous ne sommes plus là! Sommes nous encore vivants?»

            Alors on s’interrogea sur ce qui nous a fait vivant, ce qui nous fait vivre et ce qui nous garde vivant. On parla du mouvement du désir et de la nécessité de la présence de l’autre, de la parole, celle de l’un mêlée à celle de l’autre. Celle qui nous imprègne de la naissance à la mort et nous humanise. On parla de se laisser surprendre, de s’émerveiller, de supporter l’incertitude, de partager les doutes et même d’en rire, d’apaiser les douleurs, de suivre les pas de l’un, ou de s’aventurer sur des chemins de traverse d’un autre. On parla de tout, parfois de rien. Mais les mots venaient, se cherchaient, se perdaient aussi. Et tous trouvèrent que c’était beau. Mais difficile aussi. Qu’il fallait  oser se tromper et aussi s’entraider. Que l’humilité nous grandissait. Que ce serait si bien d’essayer. Car, tant qu’à mourir, autant pouvoir le faire dans un bain d’humanité.

            Et cela commença à bouger. On appela ce temps, le temps de la culture palliative. Petit à petit, des initiatives virent le jour. A l’hôpital comme en d’autres lieux, on entendit: « Si la mort nous aveugle, faut-il la regarder en face? ».La mort est trop réelle. Il s’agit de s’en protéger sans la nier. «Voiler le réel …comme le voilage permet de regarder le soleilA lombre dun ami, je peux protéger mon regard tourné en direction de l’astre»[8]. Et ce faisant ils eurent moins peur. Non de la mort, mais de sa présence auprès du malade. Ils traversèrent leur impuissance avec ce qui restait en leur pouvoir. Entendre la parole du patient et soutenir son regard pour se regarder sans être aveuglé. Car «on ne peut vivre que dans du présent doublé par du possible»[9]

Des malades rentrèrent chez eux et des soignants du corps et de l’âme vinrent leur rendre visite. La médecine soignait, apaisait les douleurs, accompagnait les trahisons du corps sans plus vouloir le guérir. L’écoute et la présence se faisaient l’écho d’un désir singulier toujours là. Y aller de sa propre parole aussi, celle qui est ‘pleine’ car elle sincarne dans une relation.

            On interpella les instances politiques du pays. Des propositions fusèrent. On en fit des projets. Ils furent soumis à une assemblée de sages qui longuement discutèrent, soutenus en cela par toutes les valeurs de la culture palliative. Ce ne fut pas facile, ce fut houleux. On n’ouvre pas si facilement les questions de la vie et de la mort. Mais ils y arrivèrent et votèrent les trois Lois. Et c’était bien.

Car la Loi limite le pouvoir et les dérives. Elle indique, cadre, sanctionne certes, mais son ‘esprit’ invite au débat, au travail de pensée et au dialogue. Et préserve ainsi l’essence de l’écoute, la vie de la relation. Que la personne en fin de vie puisse broder les contours de l’abîme à sa manière, à son rythme. Et que nous la laissions faire en étant là. Cela n’a pas toujours empêché la douleur, ni rendu la mort plus belle ou plus facile. Mais, plus humaine oui, renouant ainsi avec le meilleur en nous. Et c’était mieux que bien.

            Certains allèrent jusqu’à rêver que cette dimension du soin, dans sa profonde humanité, dans sa vision holistique tissant inlassablement du ‘sur-mesure’, se propage partout et s’adresse à tous, repoussant le ‘prêt à porter’, ‘à penser’ et à ‘dire’, définitivement. Rêver que le médecin et les soignants se penchent vers le malade, si fragile parfois, terrorisé souvent, aux attentes inévitablement démesurées. Qu’ils entendent ce qu’il ne sait comment dire, ce qu’il se refuse à entendre, et cheminent avec lui sur cette route hasardeuse qu’est la vie d’un homme jusqu’à sa fin. Et cela faisait du bien.

 

J’aurais aimé écrire que les rêves s’accomplirent et que tous en furent heureux.

Mais aujourd’hui, d’autres peurs étreignent le monde. Et la peur de la mort, qui ne nous quittera jamais s’y glisse comme chez elle. Elle reconvoque encore et toujours nos défenses. A la fois semblables et différentes, progrès oblige. On contrôle, on coche des cases, on formate, on implémente des process. A l’ère du virtuel, on ne parle plus; on communique et on informe. On ne se parle plus; on.écrit. On n’aime plus, on like. On sait tout de l’autre en interrogeant un écran. On dit tout de nous: cela s’appelle un profil.

Le monde du soin n’y échappe pas. Avec le risque d’une perte d’humanité, par une épidémie d’indifférenciation générale. Il arrive que des médecins regardent leur écran et ne voient plus le patient; que notre vie se décline en sommes de données. Que certains soignants, à leurs corps défendant, passent plus de temps avec un écran qu’au chevet d’un humain. Au nom d’une efficacité qui rime avec rentabilité.

Le palliatif n’y échappe pas non plus. Certains disent qu’il sert d’alibi pour affirmer que l’on s’occupe bien de la mort et éviter ainsi à tout un chacun d’avoir à y penser. D’autres disent que la culture palliative a en quelque sorte inventé « le mourant ». Celui qui flotte entre deux mondes, plus tout à fait vivant et pas encore tout à fait mort. Il se raconte qu’une médecine plus scientifique, plus pragmatique et rationnelle s’essaie à « contrôler » la fin de vie et le mourant à coup de paramètres, processus, protocoles et traitements. Croire que nous détenons un savoir sur la mort est décidément un bon moyen de conjurer la peur. Il suffit de doter le mourant de besoins, de mécanismes de défense, d’affects, d’étapes et d’émotions dûment répertoriés. C’est ainsi que l’on connaît à présent ce qu’il faut faire ou pas, ce qu’il faut lui dire ou pas. ce qu’il est censé ressentir… Lui prendre la main, lui mettre de la musique, des huiles essentielles. Lui donner la permission de partir ou d’attendre, de lâcher prise, de régler ses affaires avant de partir, de faire ses adieux, de pardonner, de s’excuser, et ainsi de mourir en paix.

Mais je m’emballe, je m’emballe….

 

C’est parce que j’ai peur qu’au moment de ma mort, on s’affaire en tous sens et qu’on ne me laisse pas tranquille[10]

 

Anne Ducamp

Psychologue clinicienne, formatrice Cefem

 


[1]Pour en savoir plus quant au contenu de ces lois: visiter le site des différentes Plateformes de Soins Palliatifs réparties dans chaque région

[2]Pour rappel, en matière d’euthanasie, la Belgique(2002), les Pays bas(2002) et le Luxembourg (2009) sont des pionniers. Quelques pays ont suivi ce mouvement: La Colombie(2015), le Canada (2016) et dernièrement La Nouvelle Zélande, le Portugal et l’Espagne(2021)

[3]Ce n’est donc pas ce que l’on appelle «Le suicide assisté» tel qu’il se pratique dans certains pays (La Suisse par exemple)

[4]N. Malinconi «pital silence» Paris Ed de minuit 1985 Coll documents p 107-108

[5]N.Malinconi, p 105-106

[6]Patrick Ben Soussan. Préface de «La mort ne s’affronte pas» J.Alric et JP Bénezech Ed Sauramps Médical Montpellier 2011 p10

[7]Henri Bauchau, Propos recueillis par Deborah Gabriel, «Je ne connais rien d’autre que vivre», 2006. Entretien publié initialement dans le Hors-série du Nouvel Observateur, n°62, avril-mai 2006: «Apprivoiser la mort pour mieux vivre».

[8]J.Alric et JP.Bénézech «La mort ne s’affronte pas» p 145

[9] JP. Bénézech «Et si les soins palliatifs étaient une parenthèse de l’histoire»Sauramps Médical Montpellier 2017p119

[10] Lire à ce propos J. Alric, psychanalyste en Unité de soins palliatifs dans « Eloge de la tranquillité. Soins palliatifs et deuil du deuil de soi-même » in « Rester vivant avec la maladie »Eres 2015 p181 à 203