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Ecouter le corps et ses douleurs

Prendre soin de l’autre

Nous destinant à un métier du « prendre soin », nous apprenons dans nos études savoirs et savoir-faire pour parer au mieux à toutes les situations rencontrées sur le terrain. Nous posons des actes techniques très spécifiques (sonde naso-gastrique, pousse-seringue, ponction d’ascite, aspiration, etc.), réalisons des toilettes, prenons des mesures ou encore positionnons la personne pour soulager voire supprimer les douleurs. Le corps occupe une place centrale dans notre cursus. Pourtant quand nous quittons livres et auditoires, la pratique nous montre qu’approcher le corps de l’autre et en prendre soin peut parfois nous emmener sur des sentiers inconnus et inconfortables…

Des paroles de soignants illustrent ces instants – rencontres « qu’on n’oublie pas » :

« Je pousse la porte de la chambre de Monsieur P. pour aller faire sa toilette, il est assis sur son lit et il pleure à gros sanglots».

« C’est quand ma main s’est approchée du corps nu de Madame T. pour la laver que son corps s’est raidi, ses épaules se sont contractées, sa mâchoire s’est crispée, ses jambes resserrées. Elle mordait ses lèvres. Elle a tourné la tête ».

« Monsieur T. venait de rentrer de l’hôpital hier soir. Je ne l’avais pas encore revu. Quand je suis arrivée dans sa chambre, on lui avait coupé une jambe. Il avait aussi une escarre énorme. Je me souviens encore de l’odeur. Je ne savais pas où regarder, ni que dire ».

« Je rentrais dans la chambre de Madame G. pour lui apporter son repas. Elle adorait manger. Elle était allongée, les yeux fermés. Je croyais qu’elle dormait moi. Je n’ai rien entendu, pas de respiration. Je suis allée près d’elle. Sa main était froide, elle ne bougeait plus ».

« C’était mon premier stage. Je m’en rappellerai toujours. J’ai assisté à la toilette d’une dame de 89 ans. Elle était nue, elle pleurait et appelait ses parents. Je ne savais pas où me mettre. C’est vraiment autre chose quand on est sur le terrain avec de véritables personnes qui ont de vraies émotions. J’ai pleuré tous les soirs la première semaine et je suis restée dans ce métier ».

Comment faire face à l’émotion bouleversante d’un patient lorsque nous entrons dans une chambre ? Comment poser la main sur le corps de l’autre qui se rétracte, se raidit, se protège ? Comment approcher un corps qui ne veut d’aucun soin et peut parfois nous repousser avec violence ? Comment accompagner la personne quand son corps prend le relais d’une souffrance qui ne se dit pas ? Comment être soignant quand m’apprêtant à prendre soin d’un corps, je le découvre sans vie ? Comment soutenir le regard, rester dans la relation et prendre soin quand le corps de l’autre est fragilisé, blessé, douloureux, amputé, suintant, puant, contagieux, déformé ?

Comment rester présent et disponible pour accueillir la douleur de l’autre qui souffre dans son être entier… Entier car lorsque l’on est en fin de vie et que le corps crie, la douleur est multifactorielle comme nous le rappelle la loi relative aux soins palliatifs quand elle préconise un accompagnement « sur les plans physique, psychique, social, moral, existentiel et, le cas échéant, spirituel »[1].

L’acte de soin nous plonge au cœur de la relation. Nous traitons les symptômes et prenons soin de la personne ; l’un et l’autre étant indissociables.

Ainsi, au-delà d’un corps physique, nous rencontrons, dans un même temps, un corps « vécu », sensible, mémoire d’une histoire… un corps qui n’oublie rien[2].

Prendre soin de soi

Et qu’en est-il du corps du soignant ?

Voilà une question souvent mise aux oubliettes et qui peut susciter l’interrogation, la gêne, la surprise voire le rejet quand, en formation, nous l’abordons.

Est-il seulement un corps objet capable de s’adapter à un rythme de nuit, de jour ; d’enchaîner des toilettes ; de réaliser une ponction ; une aspiration ; d’apporter des plateaux où seul le critère temps est pris en compte ?

N’oublie-t-on pas trop souvent aussi que derrière ce corps « mécanique » efficace se loge également un corps vécu, un corps sensible ? N’est-ce peut-être pas pour cette raison que ce corps devient parfois de plus en plus douloureux au fur et à mesure des années de travail et que les burn out pleuvent au sein du corps soignant ?

Souvent négligé voire oublié, ce corps est pourtant notre outil principal de travail. N’est-ce-pas nos yeux qui prendront contact et regarderont, nos mains qui prendront soin, notre dos qui portera, nos émotions qui transparaîtront à travers paroles et gestes?

Et comment pourrais-je me rendre disponible à l’autre, décrypter et entendre ses douleurs si je fais taire les miennes ? Comment soulager l’autre quand mon propre corps me rappelle douloureusement à lui dans chacun de mes mouvements? Comment accepter les larmes de l’autre si je retiens les miennes ? Comment accueillir la colère de l’autre si la mienne m’est inconnue ? Comment prendre le temps pour l’autre si je ne peux m’en octroyer ? Comment entendre la peur de la mort que l’autre traverse si c’est un sujet tabou pour moi ?

Devant les interpellations de la personne qui souffre, vais-je baisser le regard, fuir en prétextant un surplus de travail, transposer la conversation sur le prochain repas ou la météo, … ou vais-je prendre le risque de peut-être rencontrer ma fragilité pour aller rencontrer celle de l’autre ?

En tant que professionnels de la relation, nous ne pouvons pas faire l’économie d’un retour à soi pour exercer ce travail.

Comment dès lors approcher ce corps de soignant qui parfois ne supporterait pas qu’on l’interroge et l’écoute de peur de s’écrouler ?

Un chemin de conscience

La relation soignant-soigné dépasse de bien loin l’acte technique et l’implication de deux corps physiques. Ce sont des corps vécus, des histoires différentes qui se rencontrent et qui donnent un caractère unique à chaque « prendre soin », ne sachant jamais au départ où celui-ci nous mènera.

Dans ce contexte, ces soins relationnels nous invitent à aller à la rencontre de celui qui soigne. C’est dans la qualité de présence dans l’instant, dans l’ouverture à ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de soi, dans ces « corps-à-corps » vécus le plus consciemment possible qu’un prendre soin peut se réaliser.

Ainsi, c’est tout en douceur et étape par étape que nous invitons, dans nos formations, les soignants à (re)prendre contact avec leur corps. Nous proposons des scans corporels, des exercices de respiration, des étirements, des marches conscientes, des visualisations pour r-éveiller cette conscience corporelle. Nous apprenons à identifier nos émotions, à poser des mots pour décrire ce qui nous traverse, à accueillir les situations plutôt que de les craindre et de s’en défendre. Un soignant détendu ne fera pas les mêmes toilettes ou quelques autres actes techniques qu’un soignant sous tension.

Après ces exercices expérientiels de retour à soi, nous approchons, dans un second temps, l’écoute du corps et des douleurs du patient.

Dans un dernier temps, les soignants sont invités à questionner leur relation au toucher, ce soin à part entière quand nous pouvons le proposer à l’autre dans une présence plus consciente.

Le soignant a l’occasion, au cours de cette formation, de se rendre compte des avantages de poser ses actes en conscience. Il peut travailler en étant davantage à « la bonne place » c’est-à-dire à « la bonne distance »… ou à « la bonne proximité » ?

Prendre soin de soi pour prendre soin de l’autre reste, dans des conditions de travail qui exigent actuellement de belles facultés d’adaptation, un défi quotidien pour conserver sa santé et nourrir sa motivation.

 

Emmanuelle Paternostre

Psychologue, Formatrice

[1] Extrait de la loi relative aux soins palliatifs du 21 juillet 2016, Loi modifiant la loi du 14 juin 2002 relative aux soins palliatifs en vue d’élargir la définition des soins palliatifs.

[2] Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. Albin Michel, 2018.